Hommage à Pierre Gubri

 

PIERRE GUBRI, fondateur de l’association « EAU POUR TOUS » a continué,    jusqu’à 82 ans, à forer des puits dans des villages isolés, sans aucune eau potable dans la banlieue de Siem Reap, ville des temples de Angkor! Il est décédé le 19 février 2019. Homme de terrain, simple, généreux, effacé, il a installé près de 1 500 puits depuis 1992 !                                     Un grand monsieur nous a quittés…

 

Camille Suhard - 2012 - Extrait du texte écrit suite à mes rencontres avec Pierre Gubri

Un homme au Cambodge, Pierre Gubri, a compris l'importance de donner accès à l'eau potable . Quand il creusa, vers 1992, son premier puits il  vit sortir de la forêt des êtres furtifs se dépêchant de remplir d'eau leurs sacs  plastique, leurs récipients de misère, et repartir se gommer dans les frondaisons. Des Khmers rouges surgissaient encore dans des villages voulant reprendre vie  et signaient leur passage par quelques morts amputés ou éventrés. Pierre se frottait dangereusement aux limites fluctuantes de leurs réduits. Il fallait réouvrir une piste, construire, avec les Cambodgiens qui osaient l'accompagner, les petits ponts en bois fraîchement abattus pour le passage du camion avec sa foreuse vers des ersatz de village impatients d'être dépannés du manque de riz . Il ramenait en ville, à Siem Reap, les victimes blessées, agonisantes, que les Khmers rouges avaient mal achevées la nuit ou que la satanique loterie des mines choisissait . Les ambulances neuves hollandaises de "Médecins sans Frontières n'étant pas autorisées à sortir de la ville, il remplissait leur fonction en revenant chaque soir de la campagne, le problème pour lui étant de contenir ces paquets de douleurs toute la journée où il cherchait l'eau.   La nuit, la campagne et les routes qui la traversent n'étaient pas sûres. Il faudra attendre une douzaine d'années après le départ des Vietnamiens «libérateurs » pour se hasarder de nuit sur la route de Phnom Penh sans craindre les sinistres barrages des Khmers rouges "perdus" que la population désignaient sous le terme "Pirates". Vivre à Siem Reap au tout début des années 90 relevait d'une vie de pionnier. Une maigre poignée d'Occidentaux accompagnait les Khmers dans le vertige de leur nouvelle liberté, encore étonnés de leur survivance, incapables de se croire un avenir...

Les marigots se proposent à tout ce qui vit. Leur nécessité faute de mieux, fait loi. S'y convient les animaux sauvages invisibles, quelques volailles en familles, les buffles placides qui se prennent pour des hippopotames, les vaches qui n'osent pas se dire zébus ; s'y croisent les enfants plongeant au hasard leurs mains pour saisir quelques poissons noirs pas encore enfouis dans la vase qui deviendra leur cachette en saison sèche, les jeunes filles en cueillette de tiges ou de capsules de graines de lotus, les femmes en corvée avec leurs bassines, les vieilles arrachant des touffes de liserons d'eau pour un repas. Les humains les abandonnent sans rancune dès lors qu'une pompe coiffe le puits profond de douze à trente de mètres que l'équipe de Pierre, d' «Eau Pour Tous»,a creusé.

Pour les gens de la campagne,voir Pierre avec son petit 4x4 marauder sur leurs pistes est toujours un heureux présage, un espoir qui prend corps. Il ne lance son chantier qu'après assemblée générale avec les intéressés où il s'agit de choisir un des sites les plus propices, pour eux, pour les esprits, et après accord du chef du village et de l'administration . Une fois, alors qu'il avait pourtant respecté ces règles il eut la surprise de voir les gens bouder un puits tant désiré, quinze jours après son ouverture. Il s'enquit de la vraie raison. Les réponses évasives du genre «on n'est pas habitués à boire cette eau » voulaient atténuer sa déception. Il comprit qu'un bonze de grade supérieur à celui qui avait été consulté, les avaient mis en garde contre ce puits :«Les mauvais esprits sont là. Si vous continuez à boire de cette eau, vous tomberez tous malades et des enfants mourront »

- Que faire ?

- C'est possible d'en creuser un autre, là-bas, à cent mètres, juste à côté des bambous? Pierre dut reparler avec les autorités du village et le moine.

- Je suis certain du travail que j'ai fait . Les analyses d'eau en laboratoire sont bonnes.

- Il y a des choses invisibles en laboratoire.

- Vous parlez des esprits.

- Oui.

- Je peux creuser un autre puits, plus loin , là où vous dites, seulement s'il y a une source. Mais cela coûte cher.

- On peut demander aux esprits de se déplacer en leur faisant une cérémonie, un don du village.

- Si c'est le seul moyen pour que les gens aient de la bonne eau, je suis d'accord. Si les esprits obéissent, je me réjouirai de votre démarche. Ainsi fut fait, le moine ayant eu son argent et les villageois la sérénité. Dans l'année qui suit l'installation d'un puits la mortalité des enfants – une des plus élevées de la planète - chute de presque un tiers; tous les gens gagnent en santé. Pierre assure, avec toute l' humilité qui encadre son action, avoir creusé environ deux mille puits. Un frisson vous traverse le corps quand vous réalisez le nombre d'enfants qui seraient morts sans son intervention. Et vous croisez les doigts que sa fatigue ne l'emporte pas , lui qui va flirter avec les 77ans. Près de lui on se sent mentir quand on ose penser que personne n'est indispensable. Deux petites ONG françaises
(Pédiatres du Monde, Nouveau Challenge pour le Cambodge) et maintenant quelques Conseils Départementaux ou institutions ainsi que des personnes, des familles convaincues de son action soutiennent financièrement « Eau Pour Tous ». Tous ces donateurs, hormis les pédiatres qui viennent tous les deux mois en mission dans les villages, ne peuvent pas agir sur le terrain. L'argent est là, mais sans les mains de la relève .    

Sans illusions, mais parce qu'il a le goût de ses semblables et qu'il touche du doigt l'injustice et les souffrances des Khmers oubliés au fond de leurs campagnes, Pierre l'ingénieur, parfois lassé du monde, continue à «faire son métier» d'homme tel le docteur Rieux, face à la peste. Il faut avoir la chance de le côtoyer pour saisir chez cet homme les minutes où il se sent si fatigué de la besogne, de l'effort, du courage, qu'il espère le visage d'une jeunesse, et le coeur reposant d'une tendre caresse dans son souffle. Il s'oblige à une grande rigueur pour répondre aux nécessités de son activité et pour contenir sa vive mais pudique sensibilité ; pour se mettre à l'abri de la délectation narcissique qui infatue tant de gens oeuvrant dans les ONG.

 Pierre ne vivant que sur sa retraite a décidé de brûler tous ses vaisseaux en France, convaincu que sa place était, pour son reste de vie, au Cambodge.  Agir s'avère être pour lui la seule réponse qui vaille pour améliorer la condition humaine et, lucide à l'extrême, il sait qu'il ne faut en attendre qu'un surplus de sa propre dignité dans la douleur du monde...

            

 

 
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